dimanche 17 mars 2013

Merzbow / Gustafsson / Pándi - Cuts


Date de sortie : 4 mars 2013 | Label : RareNoiseRecords

En musique, comme dans bien d’autres domaines, il n’existe, à bien y regarder, que deux voies : quelque part et nulle part. Là où tout se complique, c’est quand la subjectivité s’en mêle. Peut-on imaginer plus subjectif que la musique ? Certains disques vont émouvoir quelques oreilles et dans le même temps en décevoir d’autres. D’autres encore ne seront perçus que comme de simples galettes de bruit quand certains y entendront de la musique. Après tout, qui a envie de s’envoyer le son d’un DC-10 au décollage à très fort volume ? Quel peut être l’intérêt de s’imposer ça ? Faut-il être masochiste pour supporter vingt minutes de chaos ininterrompu où l’on a bien du mal à reconnaître le moindre instrument ? Tout cela ne va nulle part et ne mène à rien. Eh bien, figurez-vous que si, tout cela va bel et bien quelque part. On ne sait trop où mais quelque part tout de même. Sans doute aux frontières les plus extrêmes de la musique, aux plus près de l’ultime point qui précède le bruit pur. Les sons issus de ma scie sauteuse ne me hérissent pas le poil comme Cuts peut le faire. Parce qu’il ne s’agit que de bruit sans âme quand Cuts propose de la musique. Qui se travestit en bruit, certes, mais on sent bien que derrière la robe de bure et de béton bat un cœur nucléaire.

C’est qu’avant même d’avoir entendu la moindre de ses notes, Cuts, sur le papier, promettait. Peut-on imaginer actuellement plus extrême que la rencontre de Merzbow, Pándi et Gustafsson ? Les murs de bruits électroniques désaxés d’où suinte une noise pure et paroxystique de l’un associés aux cathédrales rythmiques de l’autre, véritable métronome humain déchiquetant son kit par la seule force de ses baguettes dont on a souvent l’impression qu’elles sonnent comme des massues. Une batterie marteau-pilon montrant paradoxalement une grande finesse. Le tout confronté au souffle sauvage tout en estafilades conquérantes des saxophones sanguinaires et surchauffés de Mats Gustafsson que l’on ne présente plus. Sur le papier, oui, ça a déjà de la gueule mais ces promesses, qu’allaient-elles devenir une fois couchées sur le sillon ? Premier élément de réponse avec les dix-huit minutes de Evil Knives. Lines. Un titre qui semble reprendre les hostilités exactement là où Ducks : Live In NYC les avait laissées. Du Merzbow pur jus associé à une rythmique dantesque. 

Pourtant, il s'agissait d'un live et non d'un album enregistré en studio. Pourtant Mats Gustafsson n'y participait pas et maintenant, bien que présent, de ses saxophones, nulle trace au cœur du magma en fusion qui jaillit des enceintes à grand fracas. Dans le même temps, il faut bien se représenter ce qui en sort : une musique dense et variée qui ne montre aucune aération, toutes les fréquences étant occupées. Des vagues de bruit, des ondes presque, qui, après s’être frayé un chemin entre le marteau et l’enclume, rebondissent entre l’os occipital, le frontal et les deux pariétaux, le cerveau vrillé d’échardes soniques. Malgré tout, le jeu de Balázs Pándi subjugue, tout en roulements de toms et cassage de cymbales. Il en va de même pour la masse sonore indéterminée qui l’accompagne, les attaques synthétiques aiguës et sursaturées qui n’en oublient pas pour autant d’occuper les graves et qui finissent par ressembler à l’agonie d’un saxophone mais rien n’est moins sûr. Sans doute Mats Gustafsson prête-t-il main forte à l’électronique contondante de Masami Akita, mais on ne sait pas trop sous quelle forme. Quoi qu’il en soit, le chaos patiemment créé pendant ces longues minutes annonce la couleur : celle d’une musique protéiforme dont les variations prennent la forme de changements de temps, d’impulsions rythmiques se déformant lentement sous la houlette des fréquences vicelardes vrillant les tympans puis l’esprit et enfin la conscience. 

Il faut attendre The Fear Too. Invisible. pour se rapprocher, de loin toutefois, de quelque chose qui pourrait ressembler à du free jazz. Après une ouverture mêlant stylets aigus et ondes basses, le saxophone de Gustafsson, encore plus impétueux qu’à l’habitude, reprend le dessus dans un souffle contenu et complètement affolé. On dirait qu’il va se liquéfier au contact du mur complexe envoyé par Merzbow, mais bien soutenu par les fûts, il avance et avance encore, plie mais ne se rend pas, même piétiné et nié par les piqûres de bruit blanc qui le submergent. C’est impressionnant mais ça ne dure que sept minutes. Même combat du côté de Like Razor Blades In The Dark qui sonne exactement comme le score du court-métrage que la lecture de son titre fait immédiatement naître derrière les yeux. On ne le décrira pas plus avant. Six minutes. Impressionnantes là aussi. Autant dire que les poils se dressent et que les tripes s’emmêlent. C’est tout à la fois beau et sale, irrésistible et difficilement supportable, accueillant et strident. Et il faudra bien les vingt minutes de Like Me. Like You. pour nous emmener encore plus haut. 

Une transe malaisée et écorchée qui aurait tout aussi bien pu durer une heure de plus. Un manifeste. D’une intensité inouïe. Et les attaques de Merzbow sont en plus d'une densité incroyable, les notes de Gustafsson superbes et le tapis rythmique de Pándi, sans pitié. Tous trois s’approchent dans ces moments-là d’un Sun Ra qui aurait délaissé le cosmos pour puiser son inspiration dans les forces de la nature, quand celles-ci se déchaînent en catastrophes ramenant l'Homme à sa fragilité, à son insignifiance aussi. Tellurique, le titre évoque tour à tour un tsunami, les frottement de deux plaques continentales et un orage magnétique furieux. Encore une fois impressionnant. Et là, le trio montre qu’il va bien quelque part. Bien sûr, on trouvera toujours quelqu’un pour reprocher à Gustafsson d’œuvrer dans une violence gratuite ou d’expulser de ses saxophones une forme d’exaspération personnelle quand les pionniers du genre (Shepp, Ayler, Lloyd et tant d'autres qui inondaient les ‘60s et les ‘70s de leurs notes furibardes et de leurs visions sans concession) imprimaient leur révolte, leurs revendications, leur exaspération sociale dans leur jazz. Leurs stridences au diapason des remises en question initiées dans ces années-là. 

C'est sans doute vrai mais peu importe puisque l’exaspération de Gustafsson nous touche. Elle est peut-être détachée des événements qui l’entourent mais aussi plus abstraite, angoissée et, oserais-je, esthétique. Elle cherche à atteindre l’émotion pure. Plus ou moins, à bien y regarder, ce que recherche Merzbow lui aussi, poussant depuis ses débuts  l’auditeur à s’interroger sur ce qui est harmonieux ou ne l’est pas. Une recherche esthétique également mais qui n’a probablement pas les mêmes origines : qu’est-ce qui peut pousser les Japonais (Boredoms, Ruins, Otomo Yoshihide, ...) à être aussi extrêmes dans leur noise ? Le feu nucléaire à tel point traumatique inonderait-il leur musique encore aujourd'hui ? Enfin, Balázs Pándi tente de son côté de réunir, au sein-même de son style, jazz et metal, puissance et finesse, technique et liberté, caresses et attaques, plomb et or. Là aussi, encore une recherche esthétique. Cuts est donc avant tout l'expression d'un même but sous-tendu par des raisons différentes. Et tout cela se confronte au sein du trio qui offre à l’auditeur l’un des disques les plus extrémistes de 2013 qui ne vient pourtant que de commencer. Un disque extrémiste, c'est vrai mais surtout passionnant pour qui osera y exposer ses tympans. En-dessous de la chape de plomb hérissée d'une multitude d'objets contondants, derrière le mur impénétrable de bruits fulgurants s'élève une musique indomptable qui mêle très habilement harsh noise et free jazz. Un mariage qui en rebutera beaucoup malheureusement mais qui promet pourtant une expérience auditive et plus largement sensorielle dont personne ne sortira indemne.

Impressionnant tout autant qu'éprouvant.

En un mot : grand.

leoluce

RareNoiseRecords Jukebox

4 commentaires:

  1. Bonjour,
    J'ai beaucoup apprécié ce disque mais j'ai une petite préférence pour Kibako... Je trouve que Gustafsson est parfois un peu trop en retrait... mais grandiose quand même, et puis un peu court en durée mais grandiose.
    Je n'ai pas encore écouté Merzbow avec Ambarchi... J'attends les premiers retours avant de me lancer...

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    1. Enchanté Sb, merci de nous lire.
      Le Merzbow/Ambarchi sera sans doute chroniqué plus succinctement sur IRM, peut-être ce week-end... excellente première impression pour ma part.
      Au passage hasard ou coïncidence, je viens justement de faire référence à ton blog, découvert en début de semaine grâce à un ami. De bien bonnes sélections !

      http://www.indierockmag.com/article21809.html

      PS: Nova Express c'est en référence à l'album de Zorn ? L'un de mes préférés du bonhomme dernièrement.

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    2. Bon eh bien, voilà : http://www.indierockmag.com/article21807.html

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  2. l'extrait de cat's squirrel donne envie. Merci pour OxA pour qui "c'est un pertinent et attentif résumé" selon le principal intéressé qui a d'ailleurs The Complete Studio Recordings de Naked City (Zorn) chez lui à Poitiers. Nova Express (Zorn) est la première référence sur mon blog.

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